La chartreuse de Molsheim constitue un ensemble monumental exceptionnel en Alsace.
Qu’est-ce qu’une chartreuse ?
Fondateur de l’Ordre des chartreux, saint Bruno (1032-1101) avait pour idée fondamentale de concilier la vie des ermites avec l’esprit de communauté des moines : un premier couvent fut créé en 1084 dans le massif de la Grande-Chartreuse (près de Grenoble) et ce nom devint celui de l’Ordre. Cette conception particulière du monde conférait au monastère une architecture caractéristique qui permettait aux moines de vivre de manière totalement indépendante.
Une chartreuse se compose ordinairement de 12 pères, de frères convers et de donnés ; chaque maison est sous les ordres d’un prieur qui s’adjoint un vicaire et un procureur chargé de l’intendance. Chaque père dispose d’une cellule comportant un atelier, un cubiculum (pièce de séjour), un studium (chambre d’étude), une sorte de vestibule appelé Ave Maria et un petit jardin. Dans cet ermitage, le chartreux prie, lit, médite, travaille, mange et dort ; il ne quitte sa cellule que pour assister à l’office communautaire.
Au cours du Moyen Âge, l’Ordre des chartreux connut un développement extraordinaire et, au début du XVIe siècle, on dénombrait plus de 200 chartreuses. Actuellement, seules 24 maisons subsistent à travers le monde. Successivement implantés à Strasbourg et à Molsheim, les chartreux étaient présents en Alsace du XIVe siècle à la Révolution.
L’Alsace et les Chartreux
Installés dès 1335 à Koenigshoffen, près de Strasbourg, les fils de saint Bruno vécurent pendant deux siècles dans la prière et le recueillement ; mais avec l’introduction de la Réforme en Alsace commencèrent les tourments. En 1591, les Strasbourgeois s’emparèrent du couvent, emprisonnèrent les moines et firent démolir les bâtiments.
Chassés de Strasbourg, les chartreux vinrent s’établir à Molsheim en 1598 et obtinrent, grâce au roi de France Henri IV, la restitution partielle des biens qui leur avaient été confisqués. Phénomène rare dans l’histoire des chartreuses, la nouvelle maison est implantée à l’intérieur d’une agglomération, alors que d’ordinaire les chartreuses sont installées en-dehors des villes, au fond d’une vallée. Mais Molsheim était une cité épiscopale et le prieur Jean Schustein se mettait ainsi sous la protection de l’évêque de Strasbourg.
La chartreuse de Molsheim
En 1662, les chartreux étaient parvenus à insérer un domaine de trois hectares dans le tissu urbain, tout en respectant le caractère typique d’une chartreuse avec 18 cellules individuelles de moines, reliées par un cloître à l’église et aux autres bâtiments communautaires ; entouré d’une enceinte, le couvent était une institution autonome, indépendante du monde extérieur.
D’après la grande toile de 1744 conservée au Musée de Molsheim, le monastère s’étendait depuis la Poudrière jusqu’à l’ancien hôtel des Impôts (place du Marché), le centre étant l’actuelle cour des Chartreux. L’implantation des différents bâtiments, notamment des cellules, est encore très visible sur le plan cadastral.
Aux environs de Molsheim, les chartreux possédaient de nombreuses propriétés (prés, terres et vignes) dont le Finkenhof sur la colline entre Molsheim et Avolsheim. Très apprécié aux XVIIe et XVIIIe siècles, le vin du Finkenberg était exporté jusqu’à la cour du roi d’Angleterre
La vie quotidienne au monastère
Repliés derrière les remparts de Molsheim, les chartreux menaient une vie rigoureusement établie par les Coutumes de l’Ordre, à la recherche de Dieu dans le silence et la solitude : prière, travail manuel et étude remplissaient leur existence en un rythme quotidien très strict. En-dehors de la méditation et de la prière, les moines consacraient leur temps à la sculpture, à la serrurerie, à la copie de manuscrits, …
La bibliothèque de la chartreuse comprenait plus de 4000 volumes ainsi que des centaines de manuscrits, parmi lesquels le célèbre Hortus deliciarum de l’abbesse Herrade de Landsberg (XIIe siècle). Transférés en 1792 à la bibliothèque de Strasbourg, la plupart de ces documents sont partis en fumée lors du bombardement de la ville durant la guerre de 1870.
Dans le domaine pharmaceutique, les moines de Molsheim avaient acquis une certaine célébrité par la fabrication de leurs fameuses « boules minérales » (ferrugineuses) utilisées contre l’anémie et la dysenterie.
Souvenirs des chartreux
Que reste-t-il aujourd’hui des richesses artistiques (tableaux, statues, boiseries et ornements) de la chartreuse ? Parmi les objets parvenus jusqu’à nous, il faut citer la belle croix en pierre sculptée vers 1480 pour les chartreux de Strasbourg. Jadis exposée dans le cimetière du couvent de Molsheim, elle a été transférée dans l’entrée Nord de l’église catholique. Le « Mont-des-Oliviers » (place de l’Eglise), bien malmené par les vandales et les intempéries, les statues de la Vierge (jardin de l’hôpital) et de saint Jean Baptiste (grand cloître) proviennent également de la chartreuse.
Après 1792, plusieurs oeuvres d’art ont été dispersées en France et à l’étranger : nous les retrouvons de nos jours dans les musées de Strasbourg, dans différentes églises de la région (Bernardvillé, Heiligenberg, etc.) ainsi que dans des collections privées allemandes.
Les vitraux du cloître
Parmi les trésors artistiques des chartreux, les vitraux qui ornaient le cloître du monastère tiennent une place particulière. Ils sont considérés de nos jours comme “le chef-d’œuvre du vitrail alsacien post-médiéval”. Au nombre de 114, ils furent réalisés de 1621 à 1631 par les frères Linck dans leur atelier de Strasbourg. Ils furent détruits dans l’incendie tragique du Temple Neuf dans la nuit du 23 au 24 août 1870.
Il semble que seuls 6 vitraux, œuvre de Lorentz Linck, soient parvenus jusqu’à nous. Quatre se trouvent au château d’Eberstein (près de Baden-Baden), une très belle Annonciation est visible au musée de l’Œuvre Notre-Dame à Strasbourg et enfin une Crucifixion découverte par le docteur Gerlinger chez un antiquaire à Strasbourg en 1958 et offerte à la Ville par la famille Bugatti fait partie des collections du musée de la Chartreuse.
Signalons que Molsheim est fier de posséder par ailleurs 3 vitraux de Barthélémy III Linck (le frère de Lorentz) et un beau vitrail héraldique de 1613 aux armes de Nicolas Geyer (d’un artiste inconnu). Malheureusement, ces 4 vitraux ne proviennent pas du cloître de la chartreuse.
Destin de la chartreuse
La Révolution française allait sceller le destin de cette institution : le 23 novembre 1791, un incendie endommagea l’église ainsi que plusieurs cellules, et les moines furent dispersés en 1792. Après avoir servi de prison, la chartreuse fut vendue et démembrée en 1796 ; les anciennes cellules et les travées du cloître furent transformées en maisons d’habitation. En 1842, la Ville de Molsheim fit l’acquisition d’une partie des bâtiments afin d’y installer l’hôpital local.
Aujourd’hui, malgré de nombreuses modifications, une partie importante du monastère subsiste ; il est un foyer culturel unique à 200 km à la ronde. Le « Prieuré des Chartreux » abrite depuis 1985 le Musée de Molsheim ; les fondations de l’ancienne église ont été mises au jour et d’importants travaux de restauration sont en cours.
L’ensemble du site est inscrit à l’inventaire des Monuments historiques et la Municipalité fait de nombreux efforts pour sauvegarder les parties les plus intéressantes de ce complexe. Trop peu connue jusqu’ici, notre chartreuse constitue un joyau culturel exceptionnel qui mérite une mise en valeur exemplaire.
Grégory OSWALD