Mathilde Kottmann (1897-1974), première infirmière du Dr Schweitzer

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Née le 30 juillet 1897 à Monswiller, Mathilde Kottmann a passé sa jeunesse à Molsheim, avant de consacrer toute sa vie à l’hôpital de Lambaréné, au Gabon. Son souvenir est inséparable de l’œuvre d’Albert Schweitzer (1875-1965), théologien, musicien, médecin et philosophe alsacien, prix Nobel de la Paix en 1953.

À l’automne 1923, le Docteur Schweitzer était dans son bureau à Strasbourg, plongé dans les préparatifs de son second départ pour l’Afrique équatoriale, lorsqu’on frappa à sa porte. Entra une jeune fille : « Je suis Mathilde Kottmann, de Molsheim », dit-elle. « Comme je vous l’ai écrit, je désire aller avec vous à Lambaréné. Vous avez besoin d’une infirmière et d’une femme qui s’occupe de votre ménage. Vous m’avez répondu de me présenter, me voilà ». Schweitzer l’examina longuement, lui posa quelques questions sur ses motivations, et répondit : « Je suis obligé de faire des courses en ville, venez avec moi ». Mathilde le suivit toute l’après-midi ; elle le regarda choisir ses affaires, tout en restant silencieuse. À son retour, le Docteur réfléchit : « Voilà une fille qui sait se taire, c’est elle qu’il me faut ». Ainsi Mathilde Kottmann fut engagée et devint la première infirmière de Lambaréné.

Albert Schweitzer et Noël Gillespie, jeune étudiant anglais, arrivèrent à Lambaréné en avril 1924, où ils furent confrontés à plusieurs urgences : reconstruire les cases du premier l’hôpital, soigner les malades qui affluaient et organiser leur propre subsistance. Médicaments et articles s’accumulaient par-ci par-là, et tous deux attendaient la venue de Mathilde avec impatience. À cette époque, le Dr Schweitzer écrit : « Le 18 juillet 1924 arrive Mathilde Kottmann, notre infirmière de Strasbourg. L’obscurité commence à se dissiper. On ne verra plus les lits de nos malades garnis de nappes au lieu de draps. Noël n’aura plus à remplir les lampes à pétrole, à faire bouillir l’eau potable et à faire la lessive hebdomadaire. Moi-même, je serai dispensé de surveiller la cuisine et la vaisselle ».

Tout en mettant de l’ordre dans le ménage, Mathilde secondait le Docteur dans les soins aux patients et l’assistait durant les opérations. Au cours des mois qui suivirent, le personnel européen de l’hôpital s’accrut sensiblement. Alors que Noël Gillespie rejoignait l’Angleterre, le Dr Victor Nessmann venait, en octobre 1924, doubler le personnel médical. En mars 1925 arriva un troisième médecin, Marc Lauterburg, que les indigènes surnommaient N’Tchinda, « celui qui coupe bien » ! Toutes ces aides, aussi précieuses fussent-elles, augmentèrent le labeur de Mathilde, car il fallait les loger et les nourrir, sans compter la distribution de la ration quotidienne aux malades (riz, manioc, poisson fumé et bananes) et la répartition des machettes et autres outils aux travailleurs locaux. On peut imaginer son soulagement lorsqu’en octobre 1925 arriva une jeune institutrice alsacienne, Emma Haussknecht, pour prendre une part de ce fardeau.

Vu l’augmentation croissante des malades, Schweitzer décida de bâtir un nouvel hôpital, sur un terrain situé à 3 km, en amont du fleuve Ogooué. L’emplacement primitif était devenu trop exigu et les rivalités entre malades et missionnaires étaient fréquentes. Mais, avant de construire, il fallut défricher durant toute l’année 1925. Schweitzer surveillait les ouvriers pendant que les deux jeunes médecins s’occupaient des patients. Mathilde relayait parfois le Docteur pour superviser les travaux : tous les jours, elle venait en pirogue lui déposer son repas et rendre compte de ce qui se passait à l’hôpital. Fin 1926, cinq nouveaux bâtiments étaient érigés et le déménagement se fit en février 1927.

Mathilde Kottmann avait une apparence plutôt sévère : on la voyait rarement sourire et, pourtant, son visage rayonnait d’une grande bonté. D’un village perdu dans la forêt équatoriale, elle ramena un jour un malade inconscient et abandonné de tous. Mathilde le soigna avec un dévouement remarquable : elle eut même la joie de le voir se rétablir lentement et regagner l’usage de ses membres. Elle exerçait une autorité naturelle sur les indigènes qui lui obéissaient sans qu’elle eût besoin d’élever la voix. Un jour pourtant, elle s’emporta et donna, à l’un d’entre eux, une gifle méritée. Ce dernier vint se plaindre au Docteur qui, alors, lui fit cadeau d’une cuillère « parce qu’il avait réussi à mettre Mademoiselle Mathilde en colère » !

Mathilde Kottmann était d’une fidélité à toute épreuve envers Schweitzer. Après trois années éprouvantes, elle revint en Europe avec lui, en juillet 1927. Tandis que le Docteur y restait jusqu’en 1929, donnant concerts et conférences pour réunir l’argent nécessaire à l’hôpital, elle retourna au Gabon l’année suivante pour relayer Emma qui, à son tour, avait besoin de repos. Toute l’intendance matérielle et administrative de l’hôpital reposa alors sur ses épaules et elle s’en acquitta à merveille.

En décembre 1929, de retour à Port Gentil en compagnie de sa femme, Schweitzer se fit de gros soucis. Arriverait-il à dédouaner à temps ses 150 caisses pour les transborder sur le bateau jusqu’à Lambaréné ? Lui-même était en effet obligé de s’occuper de son épouse qui supportait mal le climat équatorial. Mais ses inquiétudes se révélèrent inutiles, car Mathilde était venue à leur rencontre : elle avait déjà réglé toutes les formalités douanières et s’affairait au transbordement de la précieuse cargaison.

Pour assurer le ravitaillement de l’hôpital, elle partait régulièrement en barque pour se rendre dans les villages isolés, d’où elle ramenait un chargement de manioc ou de bananes. À l’époque, il fallait du courage pour s’aventurer ainsi, seule, dans des contrées inhospitalières.

La Deuxième Guerre mondiale surprit Mathilde durant un séjour en Alsace, où elle demeura cinq longues années, tantôt dans sa famille, à Molsheim, tantôt à Strasbourg ou à Gunsbach, pour veiller à la préservation des médicaments et du matériel. Dès la Libération, elle décrocha une place sur l’un des premiers bateaux à destination de l’Afrique équatoriale : il s’agissait de voler au secours de ceux qui avaient tenu l’hôpital durant le conflit. Par la suite, Mathilde alterna périodiquement ses séjours au Gabon avec ceux en Europe. Le personnel médical changeait également : de nouveaux médecins et de nouvelles infirmières vinrent remplacer les anciens. Emma Haussknecht mourut en 1956 ; Mme Schweitzer décéda l’année suivante.

Début 1965, le Docteur et sa première infirmière étaient les seuls témoins de l’époque héroïque. Mathilde ne sortait plus guère de sa chambre, d’où elle tenait la comptabilité de l’hôpital et s’occupait du courrier. Elle était devenue très maigre, sa vue avait baissé, mais elle refusait de prendre des vacances en Europe, car elle ne voulait pas quitter le Docteur, estimant être la seule à pouvoir lui indiquer les documents dont il avait besoin. Le 4 septembre 1965, Albert Schweitzer décéda et Mathilde quitta définitivement Lambaréné en 1966. Elle se retira à la maison de retraite Sarepta, à Dorlisheim, où elle fut bien entourée. Progressivement, son esprit s’obscurcit et elle ne reconnut plus ses visiteurs : parfois, elle croyait sa chambre remplie de petits Africains, ou voyait le Docteur assis, dans un coin, à son bureau. Mathilde Kottmann s’éteignit le 7 avril 1974, dans sa 77e année…

Grégory OSWALD