Le Hortus Deliciarum, un jardin d’images au printemps de l’Alsace

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Le Hortus Deliciarum ou « Jardin des Délices » est un des plus célèbres manuscrits du Moyen Âge. Réalisé sous la direction de l’abbesse Herrade (dernier tiers du XIIe siècle), cette œuvre est une encyclopédie destinée à la formation des religieuses de l’abbaye de Hohenbourg (actuel Mont Sainte-Odile, du nom de sa fondatrice). Il comprenait 342 folios, sur lesquels des enlumineurs avaient peint 336 miniatures, rassemblant près de 7000 personnages. Le texte proprement dit est une anthologie chrétienne découpée en quatre sections : l’Ancien Testament, le Nouveau Testament, la vie religieuse et le salut.
Une cathédrale de parchemin

Conservé à l’abbaye jusqu’à la fermeture de celle-ci (au milieu du XVIe siècle), le Hortus Deliciarum a été déposé à la Bibliothèque municipale de Strasbourg au moment de la Révolution française. Il a malheureusement été détruit en 1870, lors du bombardement de la ville par l’artillerie prussienne. Avant cette perte irréparable, le manuscrit avait fait l’objet de copies partielles sous forme de calques. Des planches de miniatures rehaussées d’aquarelle avaient même été publiées dès 1818 par C.M. Engelhardt, un grand amateur d’antiquités. Pour l’essentiel, la survie de l’œuvre de Herrade revient cependant aux chanoines Straub et Keller (1879-1899). Une reconstitution scientifique du manuscrit – texte et images – a également été réalisée en 1979 par une équipe internationale sous la direction de Rosalie Green. Des éditions ou des sélections des enluminures ont été proposées à une demi-douzaine de reprises depuis celle de Joseph Walter en 1952.

L’univers illustré par Herrade exalte la diversité et la beauté de la création. On y mesure la qualité et l’étendue des connaissances d’une religieuse contemporaine de la fameuse abbesse Hildegarde de Bingen ou d’Aliénor d’Aquitaine, reine de France puis d’Angleterre (+ 1204). L’exotisme, l’étrange et le fantastique font partie d’un univers que l’on retrouve dans tout l’art roman, pour lequel il n’existe pas de frontières entre la réalité sensible et l’invisible. Dans le Hortus Deliciarum, l’image traduit ou interprète le texte : elle peut servir d’illustration codée, recourir à des symboles ou transposer des idées sous la forme d’allégories. Elle constitue donc un véritable langage, à l’instar de la « tapisserie » de Bayeux, des fresques et des sculptures des églises romanes.

Pour réaliser le Hortus Deliciarum, Herrade a compilé de nombreux ouvrages, textes sacrés, écrits des Pères de l’Église, encyclopédies médiévales et auteurs contemporains ; elle s’est efforcée de traduire les termes techniques latins en allemand pour les rendre plus accessibles. Les enluminures ont aussi leur rôle dans cette pédagogie : elles illustrent les scènes bibliques ou résument les idées exposées dans les textes. Leur qualité les range parmi les chefs-d’œuvre de l’art roman en Europe.
L’image d’un monde nouveau

La renaissance du XIIe siècle donne « le spectacle d’un monde que l’effort des hommes parvient à transformer [et] d’une mise en valeur toujours plus poussée du milieu naturel » (Georges Duby). On y assiste donc à une certaine prise de conscience du progrès. Herrade illustre ce « printemps » de l’Europe : son manuscrit est le catalogue du siècle, où elle jette un regard précis sur les différentes activités humaines (habitat, mobilier, costumes, outils et gestes). Le moulin et le pressoir sont aussi les plus anciennes figurations de ces machines.

En Alsace, l’essor des campagnes est rendu possible par un climat favorable, par une paix relative et par diverses innovations. La population double et conquiert de nouveaux espaces : défrichements dans les Vosges, création de nouvelles localités, etc. À travers les moyens de transport (à l’image du chariot doté d’un avant-train mobile) se dessine la révolution commerciale du Moyen Âge : produits de luxe venus d’Orient, matières premières, objets artisanaux, denrées alimentaires. Le vin d’Alsace s’exporte par le Rhin ou par la route, des foires apparaissent, tandis que les villes deviennent des marchés actifs. Au XIIe siècle, la région – comme l’Europe entière – ne connaît plus de grandes catastrophes : pas d’épidémies, ni de famines durables. La civilisation médiévale s’exprime dans un nouvel art de vivre, dans des maisons en pierre (comme à Rosheim), dans le costume ou les objets de la vie quotidienne.
Le temps des chevaliers

L’abbaye de Hohenbourg vit alors dans l’orbite du Saint Empire romain germanique et de la dynastie des Hohenstaufen, fortement implantée en Alsace et en Souabe. L’empereur Frédéric Ier Barberousse (1152-1190) exerce une tutelle directe sur la communauté dirigée par Herrade. Les moniales sont d’ailleurs issues de l’aristocratie et en prise directe avec la société féodale, à un moment où son élite se confond avec la chevalerie, dont le Hortus Deliciarum restitue une image très fidèle.

Ses enluminures mettent en scène une classe de guerriers que l’Église cherche à encadrer en lui proposant une morale et une mission au service du Christ : la croisade. L’image du chevalier correspond à un environnement familier, celui des chansons de gestes et de la littérature courtoise. Elle peut servir à actualiser l’Histoire sainte aussi bien qu’à argumenter un discours sur l’ordre divin et le désordre de la société humaine, la lutte des vices et des vertus. La vanité et l’orgueil sont des péchés d’autant plus visibles qu’ils se rapportent à des situations concrètes de concurrence au sein du groupe dominant : ainsi, au XIIe siècle, la chevalerie et le service des puissants rendent possible l’ascension d’hommes nouveaux d’origine modeste (les ministériaux) qui s’assimilent à la noblesse et construisent des châteaux.

L’apogée de la féodalité s’accompagne de la multiplication des châteaux-forts qui sont à la fois la résidence d’un puissant et un outil de pouvoir. À la fin du XIIe siècle, un fils de Frédéric Barberousse, Otton, fait construire le château du Landsberg sur les terres de l’abbaye de Niedermunster (dépendante de Hohenbourg), afin d’imposer son contrôle sur la région. Les châtelains vont désormais s’appeler « de Landsberg », nom que la tradition donnera – faussement – à l’abbesse Herrade…

Grégory OSWALD


Le saviez-vous ?

Durant près de deux siècles, le Hortus Deliciarum a fait l’ornement de la bibliothèque des chartreux de Molsheim. Mis en œuvre à la fin du XIIe siècle, le célèbre manuscrit ne quitte le monastère qui l’a fait naître qu’en 1546, année où, par chance, il échappe aux flammes qui dévorent le Mont Sainte-Odile ! L’évêque Érasme de Limbourg le transfère alors dans sa résidence de Saverne, où il se trouve encore en 1598.

Au début du XVIIe siècle, le chef-d’œuvre passe à la chartreuse de Molsheim où il fait même l’objet d’une copie partielle, achevée en 1695 par le procureur Pierre Horst. Les événements révolutionnaires conduisent l’Administration à le déposer en 1792 à la Bibliothèque municipale de Strasbourg, où viennent s’entasser les nombreux ouvrages confisqués aux couvents.

Dans la nuit du 24 au 25 août 1870, le terrible incendie de l’ancienne église des dominicains (actuel Temple-Neuf) le réduit en cendres, de même que les quelque 300 000 livres et manuscrits de la bibliothèque… foudroyant, par la même occasion, de nombreux autres riches témoins de l’histoire de cette belle région.