Ettore Bugatti (1881-1947) et les « purs-sangs » de la route et du rail

Bugatti, Zoom sur...

S’il est établi qu’au cours des âges, Molsheim a donné le jour aux personnages les plus illustres, la ville peut aussi s’enorgueillir d’avoir accueilli, sur son territoire, le plus Italien des constructeurs français. En marge de ses chefs-d’oeuvre automobiles, qu’il nous soit permis d’évoquer ici quelques aspects de la personnalité d’Ettore Bugatti, décédé à Neuilly (Hauts-de-Seine) le 21 août 1947.


L’homme au chapeau melon

Un demi-siècle plus tard, celui que tous appelaient le « Patron » est resté très présent dans la mémoire des Molshémiens. On le revoit encore : grand et imposant, ses yeux gris éclatant d’intelligence, le front bombé et les cheveux châtains sur un crâne dégarni. Il portait un chapeau melon qu’il ne quittait que pour conduire, et adoptait des vestes spécialement taillées pour recueillir ses carnets de croquis et ses crayons.

Sa créativité débordante et ses multiples inventions ont été décrites à maintes reprises par les spécialistes, qui s’accordent unanimes à considérer la grande aventure automobile de l’Entre-deux-guerres comme une des plus belles pages de l’histoire de notre cité, dont le nom fut ainsi exporté aux quatre coins du monde.

Plus d’un millier d’ouvriers oeuvraient alors dans les ateliers de Molsheim d’où sortaient, chaque année, près de cinq cents voitures. La marque aux « huit mille victoires » – devise aussi glorieuse qu’invérifiable – a tout gagné, des 24 Heures du Mans à la célèbre Targa Florio, en Sicile.

Souvent, Ettore se levait au petit matin et faisait le tour de l’usine, juché sur Brouillard, son fidèle cheval, immuablement coiffé de son couvre-chef, qu’il avait percé de petits trous « pour faire respirer la tête », et ganté de blanc, de manière à ne pas laisser de traces sur les pièces qu’il examinait lorsqu’il mettait pied à terre.
Le sculpteur de mécanique

A la fin de chaque semaine, l’ensemble des ateliers était nettoyé et toutes les machines recouvertes d’un drap. Le lundi matin, Ettore menait son inspection, sous ses airs de seigneur jovial et débonnaire ; il comptait le nombre de châssis ici, évaluait le stock de moteurs là, et notait l’évolution du travail. Et il ne fallait pas le tromper, car si le Patron n’a jamais compris grand-chose en matière de gestion, il savait apprécier la tournure ou la finition de la moindre pièce mécanique.

Un savoir-faire qu’il doit d’abord à l’hérédité. Né le 15 septembre 1881 à Milan, Ettore Isidoro Arco Bugatti appartient à une famille d’artistes. Son père Carlo (1856-1940) fut ébéniste d’art, orfèvre et peintre. Son jeune frère, Rembrandt (1884-1916), considéré comme le génie de la famille, deviendra un sculpteur animalier hors pair. Leur ancêtre, Zanetto, fut peintre officiel de la cour au XVe siècle.

A l’heure où Henry Ford préparait dans ses ateliers de Detroit (Etats-Unis) l’avènement de la production à la chaîne, Ettore, lui, étudiait les Beaux-Arts dans la prestigieuse école milanaise de Brera. Amoureux du beau et fin connaisseur de la sculpture, il savait apprécier d’emblée les volumes d’une pièce, la dessiner, la mouler et la finir au besoin.
Le génial inventeur

Mais la mécanique le séduit davantage : en 1898, voici le jeune homme apprenti chez un fabricant de tricycles à pétrole. L’année suivante, il utilisait sa première voiture – entièrement dessinée et construite par lui – qui remporta le concours du premier Salon de l’Automobile de Milan, en 1901.

Sa carrière est tracée : il sera dessinateur industriel et constructeur d’automobiles. Pour le baron De Dietrich, à Niederbronn-les-Bains, jusqu’en 1903, puis chez Deutz, à Cologne, avant d’acquérir sa propre entreprise, en décembre 1909, aux confins de Molsheim et de Dorlisheim.

C’est sans conteste l’époque la plus féconde du Patron. Car, outre les pur-sang de la route et du rail, il ne passe pas de semaine sans déposer des brevets – plus de mille durant sa vie ! – portant aussi bien sur des techniques d’usinage que des dérailleurs de vélos, des moteurs d’avions, des instruments chirurgicaux ou des serrures de tiroirs.

Tout, absolument tout, était pour lui sujet à invention, à amélioration ou… à gadget. Dans ce domaine, les esprits curieux retiendront une machine à nouilles et des chaussures compartimentées pour les orteils, semblables à des gants. La suite est plus connue :

C’est d’abord la Première Guerre mondiale avec son cortège d’infortunes, puis les années 20 qui voient le triomphe du « Type 35 » sur tous les circuits d’Europe et, enfin, le sacre de Jean (1909-1939), son fils aîné, qui prend les commandes de l’usine au lendemain des grèves de 1936, et lance le « Type 57 » avec ses chefs-d’œuvre de carrosserie : Ventoux, Atalante, Aérolithe et Atlantic.
L’homme blessé

Mais la fin de l’histoire voit le ciel s’assombrir sur la maison Bugatti, dans le vacarme de la Seconde Guerre mondiale. C’est la mort tragique du fils préféré, Jean, qui percute un pommier à proximité d’Entzheim, dans la nuit du 11 août 1939, en voulant éviter un cycliste. Puis le repli vers Bordeaux, aux premiers jours de la guerre, et la cession de l’usine aux autorités allemandes.

Effondré, Ettore se détourne également de son épouse, Barbara Mascherpa, gravement malade – elle succombera en 1944 – et se lie avec une jeune femme, Geneviève Delcuze, qu’il épousera en octobre 1946. Ses derniers rêves s’envolent : il fallut se séparer du château d’Ermenonville (Oise), au Nord de Paris. Privé d’usine, le Patron tenta néanmoins de relancer la marque avec une poignée d’ouvriers et une vingtaine de châssis « Type 73 ». Mais rien n’y fera.

Sa dernière satisfaction fut l’obtention de la nationalité française en février 1946. Enfin, viendra la maladie. Grippe infectieuse ? Embolie ? Nul ne sait vraiment. Alité et inconscient pendant plusieurs semaines, Ettore Bugatti « coupe le contact » à l’hôpital de Neuilly-sur-Seine, le 21 août 1947, à 12 h 30, dans sa 66e année. Deux mois plus tôt, à l’issue d’un procès affligeant, le tribunal de Colmar venait de lui restituer l’usine de Molsheim.

Grégory OSWALD